Deux lauréats du Prix Nobel de la paix se lancent en politique. L’un vient du Guatemala, Rigoberta Menchu Tum, l’autre, du Bengladesh, Mohammad Yunus. Deux lauréats de deux pays pauvres sur deux continents. Avant eux, d’autres lauréats ont tenté l’expérience politique, à l’instar du Polonais Lech Walesa ou plus récemment de Timorais José Ramos-Horta, élu Premier ministre du Timor oriental alors qu’il incarnait depuis plus de trente ans la lutte pour l’indépendance de ce petit pays. Lech Walesa a été président de la Pologne de 1990 à 1995.
Rigoberta Menchu Tum et Mohammad Yunus pourront-ils survivre à la politique ?

Rigoberta Menchu Tum – Bientôt un virage à gauche au Guatemala ?
La majorité des pauvres sont des femmes (Maduro, 2006) et la majorité des femmes sont pauvres et les gens les plus pauvres parmi les pauvres sont des femmes. La majeure partie des victimes de la violence – aussi bien dans leur famille que dans les guerres – sont des femmes et des enfants. Si la pauvreté est une question de pouvoir, les solutions doivent se focaliser sur l’autonomisation des populations, surtout celles qui subissent les pires discriminations et la plus grande exclusion sociale. L’histoire regorge de solutions imposées d’en haut, bien intentionnées, certes, mais vouées à l’échec, car elles ignoraient les causes réelles de la pauvreté ainsi que les exigences et les perspectives des dites populations ou leurs capacités à être les architectes de leur propre destinée (Overseas Development Institute, 2005).
L’Amérique latine (Zibechi, 2003) est-elle en voie de connaître de profonds changements positifs ? Les diagnostics sur le présent sont difficiles ; les prospectives le sont encore plus. Des signes néanmoins sont perceptibles concernant plusieurs pays : Brésil, Argentine, Venezuela et, sous réserve, Équateur. Les évolutions qui s’organisent méritent la plus grande attention. Les revendications des peuples indigènes ne sont plus centrées sur les seuls besoins de survie : elles s’expriment désormais sous forme de propositions concernant l’ensemble de leurs droits humains ainsi que la réorganisation des sociétés dans lesquelles ils vivent (Chancoso , 2002).
Rigoberta Menchu Tum est née dans la pauvreté d’un petit village Guatémaltèque. Elle a travaillé avec ses parents qui s’occupaient de maïs et de fève sur leur petite parcelle de terrain. Son père, Vicente, fut l’un des premiers de sa région à rechercher la justice et un meilleur mode de vie pour les Indiens. Il commença une lutte pour améliorer les conditions des paysans et fut brûlé à mort lors d’une manifestation. La mère de Rigoberta fut tuée quelques semaines plus tard par le gouvernement.
Autodidacte, elle a démontré qu’elle pouvait être un grand meneur doté d’une grande intelligence. Un être humain vaut beaucoup plus que ses diplômes et je veux rester toute ma vie une élève, disait-elle dans son autobiographie. (BURGOS, Élisabeth. Moi, Rigoberta Menchu, Éditions Folio, Paris, 1999, 507p). Les atrocités vécues dans son enfance ne firent qu’endurcir Rigoberta Menchu Tum qui était prête à se battre afin d’améliorer les conditions de ses pairs et atteindre la liberté. Elle devint donc active sur le plan politique au niveau des conditions de travail et des groupes pour les droits de l’homme. Dans les années 1980, elle milite activement dans un groupe de défense des droits humains au Mexique, et s’emploie à exercer des pressions sur son gouvernement en donnant de nombreuses conférences aux États-Unis et en Europe. Mais elle demeure relativement marginalisée, au même titre que le conflit au Guatemala, qui n’attirait pas l’attention des pays occidentaux, et ce, malgré l’horreur évidente de ce tragique conflit dont les Mayas furent les principales victimes.
En 1983, elle fait la rencontre d’Élisabeth Burgos, une ethnologue, qui recueille ses témoignages afin de publier la biographie dans laquelle elle fait le récit des horreurs dont elle a été témoin. Elle connaît un succès international avec la publication de son premier livre, intitulé Yo Rigoberta , publié en 11 langues, qui raconte son enfance difficile dans la pauvreté d’un village rural, puis comme servante dans la capitale guatémaltèque. Elle y dépeint toute l’horreur des tortures et les meurtres des membres de sa famille. Un récit malheureusement toujours d’actualité, qui sert de métaphore pour ce que doivent subir une grande majorité d’indigènes en Amérique centrale, et plus particulièrement au Guatemala. Elle reçoit, en 1990, le Prix UNESCO pour l’Éducation de la Paix, puis en 1992 le Prix Nobel de la Paix, devenant ainsi la première autochtone, et la plus jeune personne, à recevoir cette distinction. L’importance de son travail obtient enfin une reconnaissance officielle, l’année du 500e anniversaire de l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique.
Son livre-témoignage, Moi, Rigoberta Menchu, une femme indienne au Guatemala, fut publié accompagné de nombreux de ses textes et poèmes : « Ma douleur, c’est la douleur de tout un peuple ». Pour Rigoberta Menchú Tum, ce Prix Nobel est une reconnaissance de la lutte des autochtones, ainsi qu’une reconnaissance symbolique pour les victimes de répression, de racisme et de pauvreté. Pour Rigoberta Menchu Tum, ce Prix Nobel de la Paix reconnaissait la lutte des indigènes. C’est aussi une reconnaissance symbolique pour les victimes de répression, de racisme et de pauvreté. De plus, c’est un hommage pour les femmes indigènes.
En 2005, elle fait condamner – pour discrimination raciale – de hautes personnalités politiques du Guatemala qui l’avaient insultée pendant une audience de la Cour constitutionnelle, une première au Guatemala. Elle s’impose comme figure emblématique qui sait attirer l’attention de l’opinion internationale sur les souffrances des peuples indigènes. Rigoberta Menchú Tum est de plus en plus considérée comme une autorité morale, tissant, au travers de sa fondation, des liens étroits avec de nombreux leaders politiques dans le monde. « Le plus important est de rester toujours modeste face à la connaissance », dira-t-elle.
Rigoberta Menchu espère devenir la première indienne présidente du Guatemala en septembre 2007. Selon le journal guatémaltèque Siglo XXI, Mme Menchú se dit prête : « En ce moment tous ceux qui me suivent sont prêts pour les présidentielles ». Elle dit se présenter au nom de la majorité indienne : 60% des 12 millions d’habitants « miséreuse et toujours tenue à l’écart du pouvoir ». Très critique envers les partis politiques actuels dirigés par des Blancs, qui détiennent également le pouvoir économique, Mme Menchu exige des garanties de ses futurs partenaires politiques afin que soit accordée « une place entière et réelle aux peuples indigènes, pas seulement pour capter leurs voix, comme ce fut le cas dans le passé ». Malgré plusieurs propositions politiques, Mme Menchu, âgée de 47 ans, a préféré fonder son parti, le Winaq. « On m’a souvent demandé pourquoi les Indiens n’avaient pas de parti politique, a-t-elle déclaré. Nous avons une réponse. […] Après deux siècles de vie républicaine, les Indiens ont été électeurs mais pas élus. Cela va devoir changer! »
Le pays est gouverné depuis 2004 par Oscar José Perdomo, conservateur, issu d’une famille de grands propriétaires terriens. Les Indiens du Guatemala — 60 % des 12,2 millions d’habitants — vivent dans la pauvreté. Les grands partis du pays, de droite, la Grande Alliance nationale (GANA) du président Oscar Berger et le Front républicain guatémaltèque (FRG) de l’ex-dictateur Efrain Rios Montt, n’ont pas encore choisi leur candidat.
D’après la presse locale, Rigoberta a déjà cité le président bolivien Evo Morales comme référence. Rigoberta Menchu aurait déclaré que le moment est venu pour les « gouvernements nationalistes et favorables aux minorités indiennes » d’accéder au pouvoir. Après l’élection d’Evo Morales et la réélection de Chavez, Lula ou Ortega (Nicaragua) le virage à gauche de l’Amérique Latine va peut-être encore se confirmer.

Mohammad Yunus – Vers un monde sans pauvreté
« Si la communauté mondiale ne s’attaque pas à la pauvreté et à la faim, prévient Andrew Natsios, directeur de l’Agence américaine pour le développement international nous pouvons nous attendre à voir les crises humanitaires se multiplier, les conflits internes s’intensifier en nombre et en violence, et les conditions de vie se détériorer pour les habitants les plus pauvres de la planète. » (USAID)
Avec près de la moitié de ses 138 millions d’habitants vivant en dessous du seuil de pauvreté, le Bangladesh est le pays où la pauvreté a la plus forte incidence en Asie du Sud et il occupe le troisième rang des pays abritant le plus de pauvres après l’Inde et la Chine. Les niveaux nutritionnels chez les femmes et les enfants se sont considérablement améliorés. La mauvaise gouvernance et la faiblesse des institutions publiques restent les principaux obstacles qui freinent la croissance du Bangladesh (Banque mondiale, 2005). Il existe quelque 4,9 millions de travailleurs bangladeshi âgés de 5 à 15 ans. Ils accomplissent des tâches très diverses : domestiques, aide-mécaniciens dans les garages, ouvriers d’usine, porteurs dans les gares ou sur les marchés, ouvriers dans de petites fonderies. Beaucoup travaillent pour un salaire minime, voire inexistant, dans des conditions qui, souvent, hypothèquent leur santé (UNICEF, 2005).
Troisième fils d’une famille de 9 enfants, Muhammad Yunus est né dans le Bengale Occidental en 1940. À 20 ans, brillant étudiant, il a la possibilité d’aller passer son doctorat aux États-Unis sur le thème « l’économie et le développement ». Il y passera 7 ans de sa vie, devenant professeur d’économie à l’Université du Colorado.
En 1971, pourtant, lors de la naissance du Bangladesh se séparant du Pakistan, il décide de rentrer et obtient un poste de responsable du Département d’Économie à l’Université de Chittagong, la 2ème ville du nouvel État indépendant. Trois ans après son retour, une terrible famine s’abat sur le pays, tuant 1,5 million de personnes. Cet événement va changer sa vie : « Les gens mourraient de faim dans la rue et moi je continuais à enseigner d’élégantes théories économiques sans aucune prise avec la réalité. J’ai commencé à comprendre qu’il était très arrogant de prétendre avoir des réponses en restant dans une salle de classe et ai commencé à étudier sur le terrain ».
Dans le village de Jobra, juste à côté de son Université, il prend conscience que de nombreuses femmes sont victimes d’un cercle vicieux dont elles ne peuvent s’échapper. Incapables de s’adresser aux banques traditionnelles (car jugées non solvables), elles sont contraintes d’emprunter 60 Thakas (1 €) à un usurier pour acheter quelques produits le matin, en récupérer 80 de la vente sur les marchés et le soir en rembourser 70.
Il décide alors, de sa poche, de prêter 850 Thakas (24 €) à 42 femmes parmi les plus pauvres de Jobra. Ces micro-prêts leur suffisent pour, par exemple, acquérir une poule et générer un revenu quotidien de la vente des œufs chaque jour : « l’objectif était de les faire rentrer dans un cycle économique et d’amorcer un changement de mentalité». L’expérience est un succès mais ne satisfait pas encore son ambition grandissante.
Après avoir, en vain, déployé de nombreux efforts pour convaincre les banques locales d’appliquer sa méthode, il décide de monter sa propre structure et duplique le modèle. La Grameen Bank, du mot village en Bengali, naît en 1978 et s’étend rapidement dans 20, 40, 100 villages du district.
Les sept millions d’emprunteurs de la Banque Grameen sont presque exclusivement des femmes. L’entrepreneuriat féminin que soutient la Banque nobélisée repose la plupart du temps sur la micro-entreprise du secteur informel. Pourquoi la Banque Grameen s’adresse-t-elle essentiellement aux femmes ? « We focused on women because we found giving loans to women always brought more benefits to the family » répond Yunus.
Hillary Clinton n’a eu de cesse de parler de son voyage au Bangladesh et du rôle du microcrédit. L’ex-collaborateur de Donald Rumsfeld, Paul Wolfowitz, à la tête de la Banque mondiale, est aussi, semble-t-il, un fervent partisan du microcrédit.
Le micro-crédit de monsieur Yunus ne fait pas que des adeptes, comme en témoigne cette courte critique glanée sur un site Internet : « Le prêt moyen de la banque Grameen s’élève, au Bangladesh, à 130 dollars et il est inférieur en Inde. Or, le problème de base des pauvres dans ces deux pays est le manque de terre et le manque de capitaux. Dans la province indienne d’Andhra Pradesh, où il y a des milliers de groupes associatifs de microcrédits, la terre coûte 100 000 roupies l’acre – environ un demi-hectare – et une terre moins productive aux alentours de 60 000 roupies – c’est-à-dire plus de 2 000 dollars. Avec 130 dollars, on ne peut pas acheter un ranch, ni même une bonne vache ou un buffle. « Alors, combien de femmes pauvres ont-elles pu échapper au piège de la pauvreté dans cette province ? »
Muhammad Yunus a décidé de se lancer en politique au Bangladesh en formant un parti qu’il souhaite appeler Citizen Power (Pouvoir du citoyen). « Je pense que le moment est venu d’aller de l’avant », a affirmé M. Yunus. Bien accueillie par la population, l’entrée en politique de M. Yunus a été diversement appréciée dans la classe politique. « Les nouveaux venus en politique sont des éléments dangereux et doivent être regardés avec suspicion », a déjà affirmé Sheikha Hasina, de la ligue Awami. « Ils font souvent plus de mal que de bien », a-t-elle encore dit. Certains s’interrogent aussi sur les raisons de M. Yunus d’entrer en politique et si, par exemple, il est poussé de l’extérieur. Depuis le rétablissement de la démocratie en 1991, le Bangladesh est déchiré entre deux principaux partis politiques, la ligue Awami, de Sheikha Hasina Wajed, et le Parti national du Bangladesh, de la bégum Khaleda Zia. Les deux femmes qui symbolisent l’histoire troublée du Bangladesh ne se parlent pas et n’ont eu de cesse au gouvernement ou dans l’opposition de se contrer, boycottant, par exemple, à tour de rôle le Parlement. (Le Monde, 20 février 2007)
Dans une lettre ouverte, largement distribuée, il y a une dizaine de jours, M. Yunus demand l’opinion de ses concitoyens quant à la création d’un nouveau parti politique dont le but principal serait de « rétablir la coopération en politique, d’avoir des leaders qualifiés et d’instaurer une bonne gouvernance ». Entre autres questions :
- Comment le parti peut-il rester proche de la population de tous les villages et de tous les quartiers, et s’employer à réaliser ses attentes ?
- Comment le parti peut-il aider les gens ordinaires dans leur lutte quotidienne et régler leurs problèmes ?
- Comment organiser le parti sur la base de l’engagement spontané des hommes et des femmes de tous âges et de toutes professions ?
- Comment encourager les personnes compétentes, enthousiastes et volontaires à rejoindre le parti et à y participer activement ?

Conclusions
Le virage à gauche de l’Amérique latine ne fait plus de doute. Rafael Correa, économiste de 43 ans (formé en Europe et aux États-Unis) a promis de mener l’Équateur vers un socialisme du XXIème siècle et il veut renégocier la dette du pays, qui s’élève à plus de 10 milliards d’euros. Il rejoint le clan des dirigeants sud-américains hostiles à Washington, tel le Vénézuélien Hugo Chavez ou le Bolivien Evo Morales. L’avènement de gouvernements progressistes à la tête de municipalités, de régions, voire même d’États nationaux (comme au Venezuela, au Brésil, en Uruguay, en Bolivie…) est-il synonyme de réelles possibilités de changement ?
Dans un Brésil où les 10% les plus riches se partagent 42% des richesses, l’élection de Lula, le « président des pauvres », a suscité un immense espoir parmi les déshérités. Le gouvernement de Lula applique une politique économique de rigueur qui lui vaut les félicitations du Fonds monétaire international et des marchés financiers. Mais la gauche brésilienne s’impatiente et le dit clairement (RFI). Lula da Silva poursuit sa route et prend des mesures pour doper le développement des biotechnologies dans son pays qui abrite 20% de la biodiversité de la planète : « Dans les dix à quinze prochaines années, notre pays doit figurer parmi les cinq principaux pôles mondiaux de recherche, de création de services et de produits biotechnologiques ».
Doit-on craindre, de l’Amérique latine, d’autres dérapages ? Pour l’historienne vénézuélienne Ines Quintero, Hugo Chavez jouit désormais d’une «hégémonie» sans précédent dans l’histoire du pays, où la démocratie a été instaurée il y a près de cinquante ans.
- S’ils sont élus, Rigoberta Menchu Tum et Mohammad Yunus s’aligneront-ils sur la nouvelle gauche en Amérique Latine qui ne cache pas son anti-américanisme ou resteront-ils neutres en favorisant une approche de concertation et de rigueur avec les pays donateurs et autres investisseurs ?
- La lutte à la pauvreté doit-elle obligatoirement passer par une dénonciation féroce du capitalisme contemporain ou peut-il y avoir conciliation entre deux thèses qui s’opposent ?
- Sauront-ils éviter les dérives et garder le cap vers une démocratie sans concessions ?
Comment concilier pauvreté et capitalisme ? C’est un autre débat.
