Afghanistan – « C’est vous, Canadiens, qui êtes responsables de la torture… » (La Presse)

30 10 2007

« L’art de la guerre, qui est l’art de détruire les hommes, comme la politique est celui de les tromper ». Jean le Rond d’Alembert – (Mélanges littéraires)

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A Montréal, quelque 300 personnes ont, ce dimanche, répondu à l’appel du Collectif Échec à la guerre pour demander le retrait immédiat des troupes canadiennes de l’Afghanistan. Le leader spirituel tibétain, le dalaï lama, est à Ottawa pour recevoir les honneurs du gouvernement canadien. Il est fait Citoyen honoraire du Canada, une distinction honorifique rarement attribuée qu’il partage avec Nelson Mandela et l’opposante birmane Aung San Suu Kyi. Devant un auditoire d’Ottawa, ce même dimanche, il a répété que le message qu’il avait livré à George W. Bush était : « Quant à vos politiques, j’ai certaines réserves ». Le dalaï lama a déclaré que si le sujet de l’Afghanistan était évoqué, il dirait à M. Harper que « la non-violence est la meilleure voie pour régler les problèmes ». C’est dire qu’il a des réserves sur la politique du Canada en Afghanistan.

Le quotidien de Montréal, La Presse, vient de publier le premier volet d’un reportage percutant qui a trouvé écho jusqu’à la Chambre des Communes, à Ottawa. La journaliste, Michèle Ouimet, est à Kandahar. Elle rappelle que le Canada a, au printemps dernier, conclu une entente avec le gouvernement d’Hamid Karzaï sur l’échange de prisonniers. Le 23 avril dernier, le Globe and Mail avait écrit que la majorité des prisonniers capturés par les Canadiens étaient torturés par les autorités locales. Cette révélation avait fait scandale. Pris au dépourvu, le Canada a immédiatement signé une entente avec le gouvernement afghan afin de se donner bonne conscience que les prisonniers livrés entre leurs mains seraient traités avec dignité.

La journaliste Michèle Ouimet est sur place pour vérifier l’application de ce protocole par suite des révélations choc du Globe and Mail. Ses conclusions sont impitoyables : « Même si Ottawa a conclu une entente avec le gouvernement afghan au printemps, les prisonniers capturés par les soldats canadiens sont encore torturés dans les locaux des services secrets à Kandahar ». Pour appuyer ce verdict, elle a rencontré trois prisonniers afghans qui ont raconté le cheminement qu’ils ont dû suivre avant de se retrouver entre les mains de leurs geôliers.

« En août, a raconté l’un d’eux, des soldats sont entrés chez moi, le soir, et ils m’ont arrêté avec six autres personnes. Ils nous ont accusés d’être des talibans. Nous avons passé 12 jours dans la prison de la base militaire, a précisé le détenu. Les soldats nous ont interrogés une seule fois et nous avons été bien traités ». Les soldats les avaient emmenés au quartier général des Forces spéciales américaines, à Kandahar, avant de les transférer à la base militaire de l’OTAN où sont stationnées les troupes canadiennes.

Puis les prisonniers ont été transférés aux services secrets, le NDS (National Directorate Security). Michèle Ouimet explique que dès lors les choses se sont gâtées. « Les Canadiens nous ont dit de ne pas avoir peur », a poursuivi le prisonnier. « Ils nous ont donné un document qui affirmait qu’il n’y avait plus de torture en Afghanistan. Les gens des services secrets l’ont déchiré et ils me l’ont jeté à la figure. Ils m’ont torturé pendant 20 jours. J’ai protesté, j’ai dit que les Canadiens m’avaient promis qu’il ne m’arriverait rien. Ils m’ont répondu : On n’est pas au Canada ici, on est chez nous! Les Canadiens sont des chiens! ‘ Les services secrets n’écoutent personne, ni Karzaï ni le Canada ».

Ces révélations ont fait bondir les partis de l’Opposition au parlement canadien. Le débat reprenait de plus bel sur les tortures avérées des prisonniers livrés au gouvernement afghan. La journaliste soutient même que, selon la Commission afghane des droits de la personne, la torture existe toujours, mais la situation s’est améliorée depuis que le Canada est intervenu au printemps. « Environ le tiers des prisonniers sont encore torturés et l’OTAN le sait », a affirmé un porte-parole, Shamuldin Tanwir. « Les Canadiens nous donnent une enveloppe scellée avec les noms des prisonniers capturés. Le problème, c’est que cette liste ne correspond jamais à celle des services secrets ». Pressé de questions aux Communes, le ministre des Affaires étrangères, Maxime Bernier, a répété que l’entente conclue au printemps dernier entre le Canada et l’Afghanistan est l’une des meilleures au monde. Selon le ministre, ce genre d’allégation est pure propagande talibane.

Les prisonniers afghans passent des mains des Canadiens aux services secrets, puis directement à la prison de Sarpoza. Sans juge, ni procès, ni avocat. Michèle Ouimet a visité cette prison. Sarpoza est insalubre et surpeuplée. Elle accueille 1200 hommes et une poignée de femmes. Chaque cellule compte 18 détenus. Ils dorment sur des nattes jetées sur le ciment. Seul le chef des prisonniers a un lit. Il n’y a ni eau chaude ni chauffage. L’hiver, les cellules sont glaciales. Le thermomètre chute à moins 10. « C’est vous, Canadiens, qui êtes responsables de la torture… », a lancé l’un de ces prisonniers.

Avant l’enquête publiée par la journaliste Michèle Ouimet, l’Unicef avait publié des résultats inquiétants : « Depuis la chute du régime Taliban, les progrès en faveur des enfants ont été considérables. La couverture des vaccinations élémentaires est passée de 56 pour cent en 2001 à 90 pour cent en 2006. L’inscription dans les écoles est également bien supérieure. Un tiers des enfants inscrits sont des filles, alors qu’elles ne représentaient que 3 pour cent sous le régime Taliban. Cependant, la résurgence de l’insécurité, dans le sud du pays en particulier, a provoqué la fermeture de nombreuses écoles et les travailleurs humanitaires ne peuvent parfois pas atteindre les familles les plus défavorisés dans les zones critiques. « Au moins 78 districts ont été classés par l’ONU comme extrêmement dangereux, et inaccessibles pour les travailleurs humanitaires de l’ONU », indique le communiqué. Les combats entre les talibans et la force multinationale, la multiplication des attentats suicides et des opérations armées contre des écoles « font que la situation des enfants afghans est aujourd’hui la plus dangereuse depuis 2002 », estime Martin Bell, ancien journaliste de la BBC devenu ambassadeur de l’Unicef pour les urgences humanitaires.

Comme si cela n’était pas suffisant, de nouvelles données permettent d’apprendre, selon la Presse canadienne, que des centaines de soldats canadiens de retour d’Afghanistan souffrent de divers troubles mentaux liés à leur déploiement. Environ 28 pour cent des 2700 soldats des Forces canadiennes examinés à leur retour du pays déchiré par la guerre montraient les symptômes d’un ou de plusieurs troubles mentaux, incluant la dépression nerveuse, les attaques de panique et les tendances suicidaires.

« C’est significatif, mais c’est proportionnel à la nature difficile de l’opération », a affirmé le Dr Mark Zamorski, responsable de la section de la santé du déploiement militaire, lors d’un entretien accordé depuis Ottawa, au sujet des données qu’il a compilées au mois d’août. Environ 17 pour cent du groupe de soldats canadiens, qui souffrent de divers troubles mentaux liés à leur déploiement en Afghanistan, montrent des signes de consommation excessive d’alcool, 5 pour cent montrent des symptômes du syndrome de stress post-traumatique, ou SSPT, et 5 pour cent montrent des symptômes de dépression majeure.

Un responsable des affaires des vétérans a confirmé que, depuis l’intervention militaire du Canada en Afghanistan il y a cinq ans, le nombre de ceux qui reçoivent des soins pour un trauma auprès de son département a augmenté de 1.800 à 6.500 personnes. Ce qui est plus choquant est le fait que les autorités militaires ne soient au courant que de peu de cas de soldats aux prises avec des troubles mentaux car les Forces canadiennes ne disposent pas d’un système d’information comportant des données sur l’état de santé des soldats pendant une longue période et compilant des données de toute provenance. Les soldats sont envoyés dans des zones à haut risque sans qu’il y ait un suivi nécessaire sur l’évolution de leur santé mentale. Or, ces soldats sont supposés être examinés dans un délai de 90 à 180 jours, une fois rentrés d’Afghanistan. Ce qui n’est pas fait.

Pendant ce temps, les pays de l’Otan ergotent. Si l’Australie a exclu tout retrait à court terme de son contingent déployé en Afghanistan, il en reste pas moins que son engagement militaire en Irak et en Afghanistan est contesté par l’opposition, et cela en pleine campagne pour les élections législatives du 24 novembre. Le ministre français de la Défense, Hervé Morin, a appelé les membres de la coalition en Afghanistan « à ne pas baisser les bras », à l’occasion d’une réunion avec ses homologues de l’Otan à Noordwick. « Le signe que donnerait un pays en réduisant ses forces serait extrêmement négatif pour la totalité des pays engagés en Afghanistan », a-t-il poursuivi, mettant en garde contre « un risque d’effet dominos ».

Comme l’écrit La Vanguardia, citée par Courrier international : « Les appels à ce que les pays de l’OTAN envoient davantage de troupes pour renforcer les contingents des Etats-Unis, du Royaume-Uni, du Canada et des Pays-Bas, ont rencontré l’opposition de la majorité de leurs alliés et surtout de l’Allemagne et de l’Espagne, qui affirment que leurs troupes sont là-bas pour reconstruire. L’origine du problème est, qu’au début de la guerre, les Etats-Unis n’ont pas accepté l’aide de l’OTAN, car ils avaient l’objectif de remporter la guerre en trois mois. Plus tard, ils ont demandé l’aide de l’OTAN pour reconstruire le pays. (…) Mais la situation en Afghanistan s’aggrave de jour en jour, au point que l’on peut parler d’une recrudescence de la violence. Pour autant, les membres de l’OTAN limitent leur aide à l’engagement déjà pris et à l’envoi d’instructeurs pour la formation des troupes afghanes ».

Une question en terminant : le Canada est-il, diantre, le seul pays de l’Otan à débattre et à s’inquiéter du sort des prisonniers afghans livrés aux mains des despotes du gouvernement ?

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5 responses

30 10 2007
Gilles

« Les Canadiens nous ont dit de ne pas avoir peur », a poursuivi le prisonnier. « Ils nous ont donné un document qui affirmait qu’il n’y avait plus de torture en Afghanistan.
 
Est-ce possible ! J’avoue que je ne sais pas si c’est de la candeur [de la part des soldats Canadiens] ou de l’indifférence cynique quand au sort des Irakiens ; ils leur donnent ce papier, et leur devoir [d’humain] est fait.

30 10 2007
pierrechantelois

Gilles

Beaucoup de cynisme dans ce dossier. Il faudra suivre les volets suivants de l’enquête de Michèle Ouimet. Je crois que ça promet.

Pierre R. Chantelois

30 10 2007
Françoise

« le Canada est-il, diantre, le seul pays de l’Otan à débattre et à s’inquiéter du sort des prisonniers afghans livrés aux mains des despotes du gouvernement ? »

Il s’en inquiète, mais la manière semble peu efficace…

Cette guerre n’a aucun sens, pas plus que celle d’Irak. Les États-Unis ont mis l’Otan « dans le coup » par manque d’effectifs. Les Talibans ont « bon dos » dans cette affaire.

Quant à la position de la France… Quelle erreur tragique encore une fois.

30 10 2007
vince

Et l’ONU dans tout ça ?
Désolé, j’ai voulu faire de l’humour.

Vince, dépité

30 10 2007
pierrechantelois

@ Françoise

Ma seule consolation est que la question du sort des prisonniers afghans est au moins débattue quelque part et qu’elle fait débat dans la société canadienne. Mince consolation.

Vince

Bien reçue 🙂

Pierre R. Chantelois

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